Hier, l’heureux gagnant des dernières élections fédérales, le nouveau premier ministre Carney, a accueilli en grandes pompes Charles Windsor (ou, de son petit nom, le roi Charles III). Aujourd’hui, vers midi, le roi a prononcé le discours du Trône et inauguré le Parlement, avec « un accent sur la souveraineté canadienne » (un message destiné à la fois au président Donald Trump et aux Canadiens inquiet de la guerre commerciale). Et ainsi, face aux menaces d’annexion en provenance de la Maison-Blanche, Carney a choisi de show off la souveraineté du Canada en… confiant au monarque d’Angleterre une cérémonie plate et inutile sur la Colline parlementaire.
S’adressant aux Communes aujourd’hui, M. Windsor a déclaré que la Couronne « incarne la stabilité et la continuité entre le passé et le présent. Comme il se doit, elle se dresse fièrement comme un symbole du Canada d’aujourd’hui, dans toute sa richesse et son dynamisme. » Mais permettez-nous d’en douter.
Jetons un coup d’œil à la relation entre le Canada et la Couronne, et à ce qu’elle révèle sur l’état du pays.

Rule Britannia (au Canada)
En tant que membre du Commonwealth britannique, aux côtés de pays comme l’Australie ou la Nouvelle-Zélande, le Canada a été fondé sur le droit colonial britannique. La Loi constitutionnelle de 1867 (anciennement l’Acte de l’Amérique du Nord britannique, ou AANB) a donné naissance à la Confédération canadienne.
Des modifications et des amendements y ont été apportés au fil des décennies. Notamment, en 1982, la reine Élisabeth II a proclamé la Loi constitutionnelle à Ottawa, transférant tous les pouvoirs législatifs sur le Canada de Londres vers le gouvernement fédéral et les provinces.
Aujourd’hui, la Couronne n’a aucun pouvoir réel sur la gouvernance canadienne, mais toute la gouvernance canadienne se fait en son nom. Elle sert de symbole qui, selon le gouvernement, agit « pour unir les Canadiens et leur donner un sentiment collectif d’appartenance au pays ». Autrement dit, la Couronne sert à différencier le Canada des États-Unis.
C’est pas mal ironique: utiliser l’histoire du Canada en tant que sujet de la Grande-Bretagne pour répliquer aux menaces de nous transformer en colonie américaine. Faire défiler le monarque du siècle dernier ne crie pas « État unifié et souverain »! Ça évoque plutôt une époque révolue, celle d’un Canada dépendant de la Grande-Bretagne, et met en lumière les fissures entre les nations du Canada et au sein de celles-ci.

Quels fleuronts glorieux?
Selon un sondage Pollara mené ce mois-ci auprès de 3 400 Canadiens à travers le pays, 45% des répondants souhaitent que le Canada demeure une monarchie constitutionnelle, 39% sont en faveur de l’abolition de la monarchie, et 16% sont incertains. Bien que 45% ne soit pas négligeable, ça ne signifie pas pour autant que la Couronne soit un symbole unificateur. Sans surprise, la deuxième nation en importance au Canada, les Québécois, souhaitent majoritairement en finir avec la monarchie: 54 % des répondants partagent cette opinion.
Est-ce vraiment étonnant que le Québécois moyen ne voie pas dans le roi un symbole de souveraineté, alors que ses parents se souviennent probablement de la Crise d’octobre et de la domination anglaise sur le Québec? Ce n’est qu’au courant des cinquante dernières années que le Québec a obtenu une certaine reconnaissance de ses droits linguistiques et culturels comme « nation dans la nation ». Et même aujourd’hui, le Québec-bashing ne manque pas dans le reste du pays.
Et les peuples autochtones, dans tout ça? Parmi les Premières Nations, les Inuits et les Métis, les opinions varient: certains voient dans la Couronne un signataire de traités pour l’usage partagé des terres, d’autres une entité qui les a carrément asservis. Ce que tous ces peuples ont en commun, c’est une autre pièce maîtresse de la fondation de leur place dans le Canada: la Loi sur les Indiens.
Aussi fondamentale à la Confédération que l’AANB, la Loi sur les Indiens a elle aussi reçu la sanction royale en 1867. Elle faisait de tous les Indiens inscrits (les Autochtones reconnus comme tels par le gouvernement) non seulement des sujets de la Couronne, mais les plaçait aussi sous sa tutelle. L’État adoptait un rôle paternaliste, régissant chaque aspect de la vie des Autochtones au Canada, menant à des campagnes d’extermination, d’assimilation et de dépossession. Face à ça, peut-on vraiment blâmer un travailleur anishinaabe à Thunder Bay ou un pêcheur mi'kmaq sur la côte Est de ne pas voir dans le Roi l’incarnation de la souveraineté?
Même dans le Canada-Anglais, l'accueil réservé aux Royals est au mieux tiède. Dans les provinces fondatrices de la Confédération les plus proches historiquement de la monarchie (l’Ontario, le Nouveau-Brunswick et la Nouvelle-Écosse), à peine la moitié des répondants appuient son maintien. Quant à l’Ouest canadien, où les mots « référendum » et « crise constitutionnelle » sont aussi fréquents que le mot « pétrole », moins de la moitié des répondants appuient la monarchie.

Confédération: passé et avenir
Soyons clairs. Si le fédéral doit puiser dans l’histoire coloniale britannique pour se protéger des idées de grandeur américaines, c’est que la Confédération, sous sa forme actuelle, est déjà périmée. La moitié du pays ne se soucie pas de ce que dit le chef de l’État (quand elle ne le voit pas carrément comme un symbole d’asservissement).
Au-delà du symbolisme, la Confédération existe comme un corps multi-national dominé par des oligarques anglos, avec quelques partenaires québécois autorisés à faire leur petite affaire (dans une certaine mesure). Peut-être qu'un jour, quelques oligarques autochtones pourront jouer dans la même ligue que le Québec, même s'ils ne possèdent que peu ou pas de terres.
Et comme toujours, les travailleurs, peu importe leur nation, continueront de se débrouiller pour survivre, enchaînés aux caprices des fonctionnaires et politiciens qui dirigent le pays pour le compte des Westons et des Irvings, eux-mêmes soumis aux caprices d’oligarques encore plus puissants aux États-Unis ou dans l’Union européenne.
Ou alors, les Canadiens pourraient rompre avec cette vieille confédération bancale, figée dans une constitution née à Westminster, sous l’autorité d’un chef d’État non élu, dont le pouvoir repose sur la lignée du sang. Basons-nous sur les vrais symboles de souveraineté canadienne, comme ceux des rêves républicains et anti-monarchique des révoltes des Patriotes, du Haut-Canada et de la Rivière-Rouge. Le Canada peut exister sans la Couronne, sans les gros bonnets de Bay Street, et sans placer ses nations au statut de partenaires junior ou sous tutelle de l’État.
C’est simple: la majorité du pays ne soutient pas le monarque de la Confédération. Retroussons nos manches et bâtissons un projet à partir de cette majorité-là; un projet qui reconnaît la souveraineté canadienne comme leur souveraineté, notre souveraineté.