À la suite d'un attentat à la voiture-bélier qui a fait 11 morts et des dizaines de blessés lors d'un festival philippin à Vancouver le 26 avril, des organisateurs affirment que c'est la communauté, et non l'État, qui a réagi pour soutenir les personnes en deuil à la suite de l'attaque.
Le 27 avril, le lendemain de la fête de quartier de la Journée Lapu-Lapu, des politiciens de tous les niveaux de gouvernement ont utilisé les veillées communautaires comme podium pour leur carrière politique et pour rejeter la responsabilité de la tragédie sur un incident isolé lié à la « santé mentale ». Suivis par des équipes de tournage, ils ont annoncé des enquêtes, des budgets de sécurité accrus et des promesses irréalistes, disant que cela ne se reproduirait plus jamais.
Pendant ce temps, des organisations communautaires philippines ont utilisé leur temps et leurs ressources limités pour organiser des dizaines d'événements dans tout le pays afin que leur peuple puisse faire son deuil ensemble.
« Je pense que la triste réalité est qu'on sait qu'on vit dans un monde où les crises deviennent la norme », déclare Kevin Quicho, président d'Anakbayan BC, l'organisation de jeunesse philippine ayant participé à l'organisation des veillées. « La question n'est pas seulement de savoir comment prévenir le mal, mais aussi de construire un monde où les gens ont le temps de s'occuper et de se soutenir les uns les autres quand des choses comme ça se produisent. »
M. Quicho est sceptique quant aux motivations et aux mesures proposées par les responsables politiques à la suite de cet horrible incident. « Les politiciens se présentent à nos veillées et en profitent pour promouvoir leur programme politique. M. Carney et [le maire de Vancouver] Ken Sim sont tous deux venus à nos veillées le lendemain. Ils se sont contentés de venir pour des séances de photos et n'ont pratiquement pas discuté avec la communauté », a-t-il déclaré à L'Étoile du Nord.
Peu de ces politiciens, voire aucun, ont parlé des conditions de vie des Philippins qui travaillent et étudient au Canada, ou ont proposé des changements qui permettraient à l'une des minorités nationales les plus exploitées du Canada de faire son deuil collectivement. Les Philippins qui travaillent au Canada sont souvent surqualifiés et sous-payés pour le travail qu'ils effectuent. Ils sont aussi victimes de vol de salaire et d'abus de la part de leurs employeurs à des taux bien plus élevés que la moyenne des travailleurs canadiens, et ils font fréquemment l'objet de trafics de main-d'œuvre au Canada.

M. Quicho a expliqué que la journée Lapu-Lapu revêtait une importance considérable pour les Philippins de la classe ouvrière: « Il est important pour nous de se rappeler qu'on descend de gens qui ne se sont pas contentés de baisser la tête, mais qui ont choisi de se lever et de se battre. »
Lapu-Lapu est le nom du premier héros national des Philippines, qui a mené son peuple à la bataille de Mactan en 1521 pour vaincre les forces coloniales espagnoles de Magellan. « Pour les Philippins de la diaspora, les travailleurs migrants et les étudiants étrangers en particulier, cette histoire est vraiment importante », explique Quicho.
« Le festival est un moment rare où la classe ouvrière et les travailleurs migrants—les aides-soignants, les concierges, les infirmières, les étudiants qui ont rarement un jour de congé—avaient l'occasion d'être en communauté et de se sentir chez eux dans un pays étranger », a-t-il ajouté.
M. Quicho a raconté qu'immédiatement après l'attaque, « ce sont les membres de la communauté qui se sont levés et qui se sont occupés de ceux qui étaient dans le besoin, en leur donnant des soins comme la réanimation cardio-pulmonaire. Ce sont aussi ces travailleurs, les vendeurs, les infirmières et les ambulanciers, qui se sont immédiatement mobilisés pour aider les personnes touchées ».
Le 16 mai, la ville de Vancouver et le service de police de Vancouver (VPD) ont publié un rapport préliminaire sur leur enquête, qui exonère les deux institutions de toute responsabilité dans les décès et les blessures.
« Immédiatement après la tragédie, on a eu l'impression que le VPD essayait de détourner le blâme. Ils essayaient de dépeindre tout ça comme une simple crise de santé mentale, d'un seul individu », a déclaré M. Quicho.

Lors d'une autre conférence de presse, le 16 mai, le VPD a annoncé qu'il avait dépensé 410 000 dollars pour l'achat de seize barrières mobiles pour véhicules. Depuis, la ville de Toronto a également approuvé un budget de 750 000 dollars pour « renforcer la sécurité » lors des festivals.
« On a l'impression que c'est utilisé pour demander plus de fonds pour la police. Mais comme communauté minoritaire, on sait ce que ça signifie que d'avoir plus de répression. » M. Quicho a noté que la police harcèle souvent les membres d'Anakbayan BC lors d'événements politiques et a fait le lien entre cette expérience et la répression à laquelle les activistes sont confrontés aux Philippines.
Il raconte comment la période de la loi martiale sous le dictateur Ferdinand Marcos et les régimes plus récents, comme ceux de Rodrigo Duterte et de l'actuel président Ferdinand « Bongbong » Marcos Jr, illustrent l'histoire violente de l'armée et de la police aux Philippines.
Les augmentations du budget de la police et les groupes de travail créés pour réprimer les mouvements démocratiques n'ont fait qu'accroître la prévalence de la surveillance, des exécutions extrajudiciaires et des violations des droits de l'homme aux Philippines. M. Quicho explique que cela « crée un climat de peur, qui est l'antithèse du rassemblement des communautés ».
Le président d'Anakbayan BC a parlé des politiques systémiques qui ont empêché de nombreux Philippins de guérir à la suite de la tragédie:
« C'est parce que les Philippines ont une politique d'exportation de sa main-d'œuvre, et parce que le gouvernement canadien compte sur cet afflux de travailleurs précaires, que ces personnes sont placées dans des emplois si mauvais qu'elles n'ont que rarement des congés. Ce sont ces travailleurs qui ont le plus souffert durant la tragédie. »
M. Quicho a donné l'exemple d'un de ses membres qui était présent lors de la journée Lapu-Lapu et qui n'a pas vraiment eu le temps ou l'espace de faire son deuil. Celui-ci était occupé à jongler avec ses examens de mi-session, son travail et la syndicalisation d'un country club d'élite fréquenté par le maire de Vancouver où, avant leur dernière grève, 95% du personnel gagnait moins qu'un salaire de subsistance.
Il a fait remarquer que les gouvernements du Canada et des Philippines réduisent en ce moment le financement des services sociaux et a souligné l'impact significatif de cette austérité.
« Au Canada, par exemple, les coupes budgétaires effectuées en début d'année ont entraîné la suppression de nombreux services d'aide à l'établissement des immigrants pour les communautés philippines de Vancouver. Nombre de ces services auraient fourni une communauté et des espaces aux migrants en deuil. »
« On participe beaucoup aux maisons de quartier, comme la Collingwood Neighbourhood House. C'est un endroit où beaucoup de jeunes marginalisés se rendent après l'école pour se retrouver en communauté. Et à cause des coupes budgétaires, ils ont moins d'occasions de le faire. Je pense donc qu'il est très important, à l'heure actuelle, que des organisations comme la nôtre interviennent pour soutenir ces jeunes, particulièrement en ce moment. Et c'est ce qu'on prévoit de faire. »