Tensions élevées, attaques médiatiques et menaces de loi spéciale: la première semaine de grève dans le secteur résidentiel de la construction au Québec a été mouvementée. Les ouvriers sont en grève depuis mercredi dernier. Des milliers d'entre eux ont participé à des lignes de piquetage tournantes pour bloquer les chantiers et inciter leurs collègues à exercer leur mandat de grève.
Le résidentiel est le seul secteur de l’industrie de la construction au Québec sans nouvelle convention collective depuis l’expiration des quatre conventions le 30 avril. Les cinq syndicats du secteur sont unis sous la bannière de l’Alliance syndicale. Les négociations entre l’Alliance et l’APCHQ, l’association patronale du secteur, sont dans l’impasse, ce qui a forcé l’Alliance à exercer son mandat de grève, appuyé par 83,8% de ses membres.

Une grève difficile à appliquer pleinement
L’Étoile du Nord s’est entretenue avec Marie-France Doré, carreleuse à Québec depuis cinq ans et membre de la CSN–Construction. Mme Doré trouve injuste que les ouvriers du résidentiel soient moins payés que ceux du commercial ou de l’institutionnel. C’est ce qui l’a poussée à s’impliquer: « Il faut que j'aille manifester même si ça dérange mon boss, même si je suis la seule. »
À Sherbrooke, le charpentier-menuisier JF Tremblay rapporte qu’environ 250 personnes ont participé à chacune des deux premières journées. « L’ambiance sur les lignes est bonne. Les gens se motivent », dit-il. Le piquetage a duré quatre heures vendredi matin, maintenant un bon moral tout au long de la journée.
Avec plus de 28 000 entreprises résidentielles au Québec, souvent sur plusieurs chantiers, la mobilisation est colossale. Les entreprises et leurs employés n’ont aucune obligation légale de cesser le travail durant la grève, si bien que la responsabilité d’appliquer le mot d’ordre repose sur les militants de l’Alliance syndicale. Ceux-ci visitent les chantiers pour informer les ouvriers et les inciter à exercer leur droit de grève.
« Les gens sont quand même réceptifs, dans le sens qu'ils comprennent », explique Andreea Craciunescu, charpentière à Montréal, membre de la CSN–Construction, qui travaille principalement sur des chantiers résidentiels. Mme Craciunescu fait aussi partie du CASCQ, le caucus de la construction d’Alliance Ouvrière, une organisation militante du mouvement ouvrier québécois.
Durant ses visites, elle a constaté que de nombreux ouvriers ne savaient même pas qu’ils étaient en grève. « Ça montre vraiment bien un manque de mobilisation. C’est sûr que si personne n’est au courant, personne ne peut appliquer le mot de grève ou appliquer le mot d’ordre syndical. Ça commence par l’information », constate-t-elle.

Mme Doré a rencontré le même problème lorsqu’elle est allée parler aux ouvriers sur de petits chantiers de sa région au tout début de la grève: « Ces gens-là étaient quand même d’accord avec la grève. S’ils restaient sur les chantiers, c’était vraiment une question d’argent. La plupart nous appuyaient et pensaient même aller gréver. Mais ils ne savaient pas où gréver, comment, pourquoi. Ça fait que c’était un petit peu confus mercredi. »
Mais lorsqu’elle s’est jointe à un point de rencontre de l’Alliance syndicale à Québec pour aller sur des chantiers résidentiels plus grands, l’accueil a été bien différent: « Les gens étaient vraiment fâchés après nous. Ils nous insultaient. On était là pour eux, mais ils étaient fâchés parce qu’on les empêchait de travailler. La réponse qu’ils nous donnaient, c’était: “Ben nous, on est payé commercial. On s’en fout. On veut travailler.” »
De nombreuses entreprises résidentielles offrent maintenant les mêmes salaires que le secteur commercial pour garder leur main-d’œuvre. Beaucoup migrent déjà vers les secteurs commercial, institutionnel, industriel ou de génie civil et voirie, qui ont obtenu des hausses salariales de 22% sur quatre ans. L’écart salarial entre le résidentiel et les autres secteurs varie maintenant entre 6,5% et 14%, selon le métier.
« C'est pour ça que j'ai trouvé ça bizarre que l'APCHQ ne veuille pas faire voter ses membres, parce que je pense que ça aurait passé. C'est quoi les intentions réelles de l'APCHQ? On ne le sait pas, » déclare Mme Craciunescu.
L’APCHQ refuse de faire voter ses membres
L’une des dernières demandes de l’Alliance syndicale était que l’APCHQ fasse voter l’offre syndicale par ses 28 000 membres, comme l’a fait l’Alliance. Avec 90% des employeurs des autres secteurs ayant accepté une offre similaire et une bonne partie des ouvriers résidentiels déjà payés au taux commercial, l’Alliance soupçonne que de nombreux employeurs résidentiels appuieraient aussi cette entente.
Plutôt que de soumettre l’offre au vote, l’APCHQ a présenté une contre-offre: une augmentation de 18% sur quatre ans, que l’Alliance a refusé de transmettre à ses membres. L’APCHQ a aussi publié de fausses informations sur son site, affirmant que les représentants syndicaux n’ont pas le droit d’accéder aux chantiers. Ce que contredit pourtant la convention collective.
Cette désinformation a mené à des confrontations tendues la semaine dernière. Une vidéo de l’entreprise résidentielle Gestco montre un contremaître bousculer et menacer un représentant syndical qui tentait d’entrer sur le chantier.
« Les boss font leur job. Les boss défendent leurs intérêts. Les boss font leur lobbying. Ils jouent leur jeu de boss, puis ils font ce qu’ils ont à faire. Le problème, c’est qu’il y a personne en face pour leur répondre. Ça fait que c’est risqué », commente M. Tremblay.

Offensive médiatique massive
La guerre de l’information se joue aussi dans les médias québécois. Des chroniqueurs comme Marie-Eve Fournier, de La Presse, ont attaqué les ouvriers de la construction en les décrivant comme des « hommes peu scolarisés [qui] s’enrichissent ».
« J’ai lu l’article de Marie-Ève Fournier qui utilisait la perspective féministe pour venir délégitimiser la grève dans le résidentiel », raconte Mme Craciunescu. « À aucun autre moment, elle ne semblait préoccupée par ces enjeux-là. Elle le fait seulement quand c’est pour attaquer la légitimité de la grève. »
Le ministre du Travail, Jean Boulet, s’est aussi prononcé contre la grève, brandissant la menace d’un décret de retour au travail en déclarant: « On ne peut pas se permettre d’être patient dans le contexte de l’habitation actuel […] Je m’attends à ce que ça dure le moins longtemps possible. »
Mme Craciunescu déplore que Boulet se préoccupe de la crise du logement uniquement pour discréditer la grève. « Je trouve ça vraiment fâchant de mettre le blâme sur les travailleurs qui veulent juste améliorer leurs conditions de vie, au lieu de regarder les vrais problèmes qui font qu’il y a une crise du logement. Je pense par exemple aux fonds immobiliers, aux développeurs, au taux de profit des grands entrepreneurs, etc. »
Un retour au travail imposé en vue?
« S’ils imposent des lois antigrève ou peu importe, bien, on va juste devoir gréver quand même sans que ce soit légal. La grève, c’est notre seul moyen de se revendiquer. Loi spéciale ou pas, je pense qu’on est capable de se faire voir et déranger », affirme Mme Doré.
M. Tremblay est du même avis: « Je serais curieux de voir par quels moyens on peut la défier ou on peut continuer l’action malgré la loi spéciale. »
« C’est quelque chose de classique. À chaque fois qu’il y a une grève dans le secteur, il y a une loi spéciale. C’est pas étonnant, mais c’est quelque chose qui existe. Avec notre Code du travail à nous, on est encore plus limité dans ce qu’on peut faire », souligne Mme Craciunescu.
Elle rappelle que la grève est leur seul rapport de force avec leurs employeurs. Elle mentionne aussi que le projet de loi 89 généraliserait ces pouvoirs du ministre à l’ensemble des syndicats. Pourtant, dit-elle, la grève est reconnue comme un droit fondamental au Canada.

Des ouvriers et des ouvrières veulent aller plus loin
L’Alliance syndicale a dénoncé les attaques médiatiques et les propos de Boulet, mais pour M. Tremblay, ce n’est pas suffisant: « Un discours médiatique, c’est une chose, mais notre force, ce n’est pas les médias; c’est le monde. Il faudrait que les membres aient été préparés ou soient préparés, qu’on soit en mesure à l’interne de leur faire prendre conscience de notre lutte. On parlait d’une conscience de classe: faire prendre conscience de l’état de la situation et en quoi c’est justifié. »
Mme Doré, elle aussi, s’attendait à plus de la stratégie de grève de l’Alliance syndicale: « On est trop passifs. Les gens rient quasiment de nous autres parce qu’on ne fait pas de différence. Donc, je pense qu’il faudrait que l’Alliance syndicale soit un peu plus présente. »
Elle poursuit: « En fait, il a fallu que cette grève-là soit préparée plus d’avance, puis que les travailleurs soient plus au courant, puis qu’on ait eu plus d’informations pour être plus nombreux, qu’on ait un plus grand impact. Donc, est-ce qu’ils sont allés trop loin? Non, au contraire. Ils auraient pu pousser plus. Même encore aujourd’hui, ils peuvent en faire plus. »
Mme Craciunescu pense que, malgré les défis de coordination intersyndicale, une mobilisation plus forte était possible: « Je pense aussi qu’il y a des personnes qui voudraient aller plus loin par initiative personnelle. Notamment, c’est pour ça l’existence du CASCQ, qui est un espace intersyndical. »
« N’importe qui qui est dans l’industrie de la construction de proche ou de loin peut s’impliquer, discuter des enjeux, faire de la mobilisation, etc. Ce genre d’espace existe justement parce qu’on n’a pas l’espace pour faire ça dans les milieux syndicaux », explique-t-elle.
Et Mme Doré de conclure: « Cette grève-là, elle me tient à cœur. […] On devrait être supporté, parce qu’on fait ça pour l’avenir des constructions de logements, pour l’avenir du Québec. »