Le 3 juin, les libéraux de Carney ont présenté un projet de loi de grande envergure visant à « renforcer la frontière ». Si elle est adoptée, la Loi visant une sécurité rigoureuse à la frontière (projet de loi C-2) accorderait à l’État des pouvoirs de surveillance radicalement élargis et restreindrait sévèrement les demandes d’asile.
Le projet de loi a été vivement critiqué par les défenseurs des droits civiques et des droits des personnes migrantes. Il a cependant été bien accueilli par des représentants du gouvernement américain.
Pouvoirs de surveillance élargis
Le projet de loi C-2 accorde de nouveaux pouvoirs de surveillance à la police et aux agents de la sécurité frontalière. Le gouvernement propose de verser 1,3 milliard de dollars à la GRC pour créer une « unité de renseignement aérien », qui effectuerait une surveillance continue de la frontière à l’aide d’hélicoptères, de drones et de tours d’observation.
Mais plusieurs de ces mesures de surveillance iraient bien au-delà de la frontière. La police pourrait forcer les fournisseurs d’accès Internet et d’autres entreprises à lui remettre les informations personnelles de leurs clients, sans mandat. Elle pourrait aussi ordonner à Postes Canada d’ouvrir le courrier et les colis de toute personne soupçonnée d’envoyer du matériel illégal.
Le projet de loi créerait aussi une nouvelle infraction criminelle: accepter des paiements ou dons en argent comptant de plus de 10 000$. Les libéraux présentent cette mesure comme un outil contre le blanchiment d’argent. Mais cela revient aussi à concentrer encore plus d’information entre les mains de la finance, un choix peu surprenant quand on connaît le parcours du premier ministre dans la banque d’investissement.

Mesures sur l’immigration
Le projet de loi C-2 permettrait au gouvernement d’annuler, de suspendre ou de modifier des documents ou des demandes d’immigration s’il juge que cela est « dans l’intérêt public ».
« Ça donnerait au ministre de l’Immigration le pouvoir de tout simplement rejeter les demandes des gens, même après qu’ils aient déjà déposé leur dossier, incluant des catégories entières de personnes », explique Mary Foster, organisatrice avec Solidarité sans frontières. « Ils vont pouvoir décider que ce groupe-là n’est plus un groupe de réfugiés. Ils vont pouvoir annuler toutes les demandes, même celles déjà déposées. »
La nouvelle loi interdirait aussi aux demandeurs d’asile de déposer une demande de statut de réfugié si elles sont au Canada depuis plus d’un an. Ce qui signifie que quelqu’un arrivé avec un permis d’étude ou de travail pourrait être forcé de retourner dans son pays d’origine, même si sa vie y est en danger.
L’Étoile du Nord a parlé avec Yasser, un travailleur dont le statut serait touché si le projet de loi est adopté.
« Je suis venu avec un permis de travail fermé. Alors le patron, il a dit que son entreprise ne fonctionne pas bien, c'est à cause de la COVID. Il a déjà mis des ouvriers en chômage, alors que j'avais un contrat avec lui. J'ai obtenu le visa et tout, l'approbation du permis de travail. Ils m'ont jeté comme ça à l'air libre ici au Canada, sans aucune issue », raconte-t-il.
C’est à ce moment-là que Yasser s’est impliqué avec Solidarité sans frontières, un réseau montréalais de défense des droits des personnes migrantes. Il s’inquiétait de la liberté d’expression dans son pays d’origine et commençait à préparer une demande de statut de réfugié. Le moratoire d’un an prévu par le projet de loi C-2, rétroactif au 3 juin, rendrait cette demande impossible pour lui et beaucoup d’autres.
« Soudainement, ce projet de loi qui surgit de nulle part, qui dit que je ne pourrai pas faire ma demande d'asile, parce qu'il y a un intervalle de deux mois. Eux, ils disent que c'est le mois de juin, et moi, je suis venu au mois d'août. Alors, ça a fermé toutes les issues. Il n'y a plus d'horizon pour nous. »

Demandeurs d’asile à la frontière canado-américaine
Le projet de loi rendrait aussi pratiquement impossible l’accès au statut de réfugié pour les personnes qui traversent la frontière de manière irrégulière. Or cette loi est présentée alors que les États-Unis intensifient leur répression et les expulsions de personnes sans papiers.
« Ça empêcherait toute personne qui entre des États-Unis de façon irrégulière d’avoir accès au système de protection des réfugiés, sauf si elle tombe dans une des exceptions à l’Entente sur les tiers pays sûrs. Ça, c'est très, très difficile à prouver, et il faut le faire directement à la frontière », explique Gwen Muir, avocate à la Clinique pour la justice migrante à Montréal.
Me Muir précise que le taux d’acceptation pour ces exceptions tourne autour de 3%, alors que plus de 82% des demandes d’asile sont acceptées au Canada. Autrement dit, les demandes exclues par cette partie du projet de loi C-2 proviennent en grande majorité de personnes qui rempliraient normalement les critères.
La nouvelle loi élargirait aussi le partage d’informations entre le ministère de l’Immigration et d’autres agences gouvernementales. Mme Foster craint que cela dissuade les travailleurs précaires de dénoncer les abus.
« [Les travailleurs sans papiers] sont exploités de manière éhontée par leur patron. Y’en a ici qui travaillent carrément pour 10$ de l’heure. Ils peuvent se faire mettre dehors n’importe quand. Ils sont dans une situation hyper précaire, très exploités. Aujourd’hui, ils peuvent quand même aller au tribunal du travail au Québec pour demander le respect de leurs droits. Mais si [le projet de loi C-2] passe, ce tribunal pourrait partager l’information avec Immigration Canada et l’ASFC. Face à ça, ils pourraient avoir peur de défendre leurs droits. »
Relations canado-américaines
Le ministre de la Sécurité publique, Gary Anandasangaree, a déclaré que le projet de loi a été rédigé pour inclure « des éléments qui vont renforcer la relation » entre le Canada et les États-Unis. « Il y a plusieurs aspects dans le projet de loi qui étaient des irritants pour les États-Unis, donc on règle certains de ces dossiers », a-t-il dit.
Les États-Unis ont multiplié les mesures de contrôle aux frontières et les expulsions massives depuis deux décennies, sous administrations démocrates comme républicaines. Cette année, la répression a atteint un sommet sous Donald Trump, qui a investi des dizaines de milliards de dollars dans ce qu’il appelle « l’objectif très important de livrer le plus vaste programme d’expulsions massives de l’histoire ».
Lors du premier mandat de Trump, les libéraux prenaient pourtant une position bien différente sur la politique migratoire américaine. En 2017, alors que les États-Unis interdisaient l’entrée des ressortissants de plusieurs pays à majorité musulmane, Justin Trudeau tweetait:
« À ceux qui fuient la persécution, la terreur et la guerre, sachez que le Canada vous accueillera... »
Huit ans plus tard, les libéraux affichent un enthousiasme manifeste à collaborer avec l’appareil frontalier américain. Le financement en matière de surveillance prévu par le projet de loi C-2 a d’ailleurs été annoncé le 20 janvier, jour de l’investiture de Donald Trump, qui a immédiatement signé un décret renforçant les pouvoirs d’expulsion expéditée des États-Unis.
Si l’apaisement des États-Unis semble jouer un rôle central dans l’élaboration du projet de loi, le virage des libéraux sur l’immigration remonte à bien avant ce changement de gouvernement des deux côtés de la frontière. Fin 2024, le gouvernement Trudeau annonçait des modifications au programme des travailleurs étrangers temporaires, susceptibles de mener à la déportation de dizaines de milliers de personnes.
Le Canada sur la scène mondiale
Il faut rappeler que le Canada et les entreprises canadiennes jouent un rôle direct dans les conditions qui forcent les gens à fuir leur pays. L’Étoile du Nord a déjà documenté les abus de droits de la personne auxquels le Canada est lié aux Philippines, en Haïti, au Pérou et en République démocratique du Congo.
Bénédicte Carole Zé, travailleuse originaire du Cameroun, a abordé cette question dans un discours prononcé lors d’un rassemblement de Solidarité sans frontières la semaine dernière:
« L'Afrique est le continent le plus riche du monde. Mais les Africains sont les plus pauvres du monde. À cause de quoi? À cause de la colonisation des pays occidentaux », a-t-elle déclaré. « C'est ça qui nous amène à immigrer pour venir dans les pays étrangers. »
Le Canada a longtemps utilisé son programme d’immigration pour se bâtir une réputation de pays progressiste à l’international.
« Le Canada s’est toujours projeté comme un pays qui respecte les droits de la personne, un endroit de paix, de liberté et d’égalité. Mais quand les migrants arrivent ici, ils voient une réalité complètement différente, et vivent dans une précarité extrême », explique Mme Foster. « Ben là, au moins, ils sont moins hypocrites. »

Privées de recours au système de protection des réfugiés, les personnes qui fuient la pauvreté et l’instabilité provoquées par les puissances occidentales comme le Canada sont de plus en plus poussées vers les permis de travail fermés et le controversé programme des travailleurs étrangers temporaires. Ce dernier a d’ailleurs été qualifié d’esclavage moderne par l’ONU et Amnesty International.
Mme Zé appelle le Canada à offrir une voie vers la citoyenneté aux travailleurs migrants dont son économie dépend de plus en plus: « Nous voulons qu'il y ait une dignité pour toutes les personnes aujourd'hui qui se retrouvent sans statut au Canada, qui sont venues en fuyant la guerre, qui sont venues en travaillant avec des permis fermés, ce permis qui est un programme esclavagiste pour continuer à nous rendre inférieurs aux autres. »