« Nous avons ici une très belle histoire. Une histoire unique, propre à la région », explique à l’Étoile du Nord Moisés Selerges Júnior, président du syndicat des métallos de l’ABC, un regroupement de villes au sud de São Paulo, au Brésil. Et il n’a pas tort: la lutte contre la dictature militaire, qui écrase le pays de 1964 à 1985, est intimement liée à ces milliers d’ouvriers.
Mais avant tout, un peu de contexte: nous sommes à la fin des années 1950. À Cuba, la dictature militaire de Batista, soutenue par les Américains, vient de tomber. Elle a été renversée par une armée composée en grande partie de paysans, et le reste de l’Amérique latine commence à s’en inspirer. Face à la montée des mouvements paysans et ouvriers, les États-Unis (et, dans une moindre mesure, la France) décident d’intervenir.
Ces grandes puissances se mettent ainsi à supporter des coups d'État militaires dans la région. Pour se justifier, elles prétendent vouloir protéger la population d’un soi-disant communisme autoritaire et oppressif. Mais en réalité, ce sont ces dictatures militaires fascistes qui enlèvent des droits, tuent et répriment massivement.
C’est exactement ce qui se passe lors du coup d’État du 31 mars 1964 au Brésil, mené par le maréchal Castelo Branco. Ce régime autoritaire renverse le gouvernement élu de João Goulart et restera en place pendant vingt ans… jusqu’à être profondément ébranlé par les métallos de l’ABC.

Les métallos et la dictature, une histoire parallèle
L’Étoile du Nord s’est rendue à São Bernardo do Campo, au siège du syndicat, pour comprendre pourquoi cette région est devenue le cœur d’un profond changement social. L’ABC regroupe, entre autres, les villes de Santo André, São Bernardo do Campo et São Caetano do Sul, ainsi que plusieurs autres, dont Diadema. Malgré son nom, le syndicat représente surtout les travailleurs de São Bernardo et de Diadema.
« La région de l’ABC a toujours été très industrialisée », explique Moisés Selerges. « Les métallurgistes de l’ABC se sont développés avec l’arrivée des constructeurs automobiles dans la région », située entre São Paulo et le principal port de l’État, Santos. « Tout commence dans les années 1950 », ajoute-t-il, avec l’expansion massive et rapide de l’industrie à São Bernardo et Diadema.
En mai 1959, l’Association professionnelle des métallurgistes est créée, au prix d'énormes sacrifices: locaux loués à crédit, militants licenciés et persécutions. Trois mois plus tard, elle devient officiellement le Syndicat des métallos de São Bernardo et Diadema. Même après l’arrivée de la dictature militaire en 1964, le syndicat continue de grandir grâce au boom industriel de la fin des années 1960 et du début des années 1970.
Les métallos se lancent dans la résistance
Dans sa web-série « AI-5: c’est quoi cette histoire-là? », le syndicat donne la parole à plusieurs de ses membres qui ont pris part à la résistance dès le début.
« De 1964 à 1968, les gens n’acceptaient pas la situation, » se souvient José Drummond, un métallo retraité. « Par exemple, à Osasco [à l'est de São Paulo], plus de dix entreprises ont fait la grève au milieu de l’année, avec une forte agitation des jeunes dans la rue. Pendant ce temps, des usines étaient occupées [en protestation par les travailleurs]. »

Mais « le 13 décembre 1968, [les militaires] ont fait un coup d’État dans le coup d’État. Ils ne supportaient plus cette agitation sociale, qui menaçait d’aboutir à de nouvelles élections. » La dictature militaire a adopté l’Acte institutionnel numéro 5 (AI-5), ce qui a marqué un durcissement brutal du régime:
- Le président obtenait les pleins pouvoirs: il pouvait fermer le Congrès et les assemblées, gouverner par décret et modifier la Constitution.
- La censure s’étendait partout: journaux fermés, réunions politiques interdites, couvre-feux imposés, arrestations sans procès.
- Le régime pouvait destituer des élus et suspendre les droits politiques de n’importe qui.
C'est alors que Drummond a commencé à s'impliquer dans le syndicat et par extension, dans la politique. « Après 1968, je suis entré en clandestinité parce qu’il était impossible de faire de la politique ouvertement comme aujourd’hui. La ville était très surveillée, on était espionné chez soi, on devait enregistrer chaque visiteur. »
Comme lui, plusieurs membres du syndicat ont rejoint la résistance clandestine. Sur une plaque installée dans les locaux du syndicat à Diadema, on peut lire:
« Juste après le coup d’État, le régime a lancé sa machine répressive contre le mouvement ouvrier. Des centaines de syndicalistes ont été licenciés et emprisonnés. Beaucoup ont été torturés et certains assassinés. Parmi eux se trouvaient Aderval Alves Coqueiro et les trois frères Carvalho: Joel, Daniel et Devanir—de véritables représentants de la classe ouvrière qui ont donné leur vie pour un Brésil libre et démocratique. »

Ces quatre militants de Diadema ont participé à la fondation du syndicat, avant de rejoindre le Parti communiste du Brésil (PCdoB), puis l’Aile Rouge, et enfin le Mouvement révolutionnaire Tiradentes. Ils menaient avec ces organisations des actions armées clandestines contre le régime. Tous ont été emprisonnés à plusieurs reprises, puis libérés lors d’échanges de prisonniers pour poursuivre leur lutte. Ils sont morts au début des années 1970, tués par la police politique de la dictature, le Département d’État de l’Ordre Politique et Social.
« Je ne regrette rien et je referais tout encore, » déclarait dans la websérie Derly, un des deux seul frère Carvalho a avoir survécu.
Un prélude à la tombée du régime
Diadema a aussi été le théâtre d’un événement très important, qui a profondément marqué les esprits et inspiré une nouvelle génération de résistants. Ces derniers ont joué un rôle clé dans la chute de la dictature entre 1979 et 1985.
« À Diadema, Carlos Marighella a fait une déclaration diffusée dans tout le Brésil via la Radio Nacional paulista, » raconte Moisés Selerges Júnior. Marighella et son groupe, l'Action de libération nationale, sont entrés de force « dans les locaux de la radio et ont fait cet appel [au renversement du régime] sans que les militaires ne s’en rendent compte à temps. »

« Marighella est devenu une figure emblématique du Brésil. La guérilla de l’Araguaia, [menée par le PCdoB entre 1967 et 1974,] a aussi eu un rôle fondamental. Cette lutte doit toujours être valorisée. C’est pour cela qu’il y a cet hommage à nos locaux de Diadema. »
Ces luttes ont préparé le terrain pour ce qui allait suivre. La pression des militants et des guérilléros a forcé Ernesto Geisel, dictateur à partir de 1974 jusqu'à 1979, à libéraliser quelque peu la société. Cette ouverture ouvre la possibilité d'une résistance plus ouverte, avec le rôle important pris par le syndicat des métallos d’ABC.
« Tu ne vas pas gagner tout de suite. Tu vas gagner petit à petit, en arrachant des droits, en luttant. Il faut de la persévérance dans la lutte. C’est pour ça que c’est si important, cet hommage là-bas à Diadema. »
Moisés Selerges conclut: « Ceux qui ont lutté avant nous, ils se sont battus pour livrer une société meilleure et plus juste à notre génération. Et maintenant, nous, on travaille pour pouvoir remettre quelque chose de meilleur à la génération suivante. C’est pour cela que ceux qui sont venus avant méritent notre hommage. »
Prochain article: Comment des métallos brésiliens ont fait tomber une dictature? (2/3)
- Dans les années ’60, les travailleurs du Brésil défient la dictature militaire