Depuis déjà un mois, une usine de trains d’atterrissage de Laval empêche tous ses ouvriers de rentrer au travail. Héroux-Devtek a imposé ce lock-out le 9 juillet, suite à une grève de 24h des syndiqués CSN. Ceux-ci voulaient un rattrapage salarial face à l’inflation et des années de contrats favorables à la compagnie, qui engrange maintenant des profits records. Tout ça alors que la controverse plane: la compagnie aérospatiale tire une grande part de ses profits du domaine militaire (dont des F-35, de Lockheed Martin).
Martin Pinard, employé de longue date, raconte à L’Étoile du Nord avoir multiplié les sacrifices au fil des années pour répondre aux exigences de l’employeur, qui disait vouloir faire grandir l’entreprise:
« On a rouvert des conventions collectives pour en donner un petit peu plus, pour être vraiment à la fine pointe de la technologie. Ils ont fait un agrandissement pour pouvoir faire des trains d'atterrissage de F-15. Quand il y a eu la pandémie, ils ont tous renégocié les contrats à la hausse, que ce soit avec Lockheed Martin, que ce soit avec Bell Textron, ou d'autres clients. Nous autres, on n'a rien reçu. »
Les ouvriers de l’usine ont désormais un retard salarial de 14$ de l'heure par rapport aux salariés des entreprises connexes comme Safran. Ils accusent même un retard de 8$ de l'heure par rapport à l'usine de la même compagnie à Longueuil.
Patrick Pagé, un machiniste employé depuis 15 ans, appuie les propos de son collègue: « On a pris des coupures dans nos salaires sur une longue période de temps pour permettre à l'usine de se revamper et d'aller chercher de la clientèle. »

En croissance dans le domaine militaire
Héroux Devtek est le troisième plus important fabricant de trains d'atterrissage au monde, et offre ses produits et services tant dans l’aviation civile que de la défense. Selon les rapports annuels des dernières années, le secteur défense représente entre 60 à 70% du chiffre d’affaires de la compagnie.
Alors que la montée des tensions mondiales préoccupe et que le risque croissant de conflits armés entre grandes puissances augmente, Héroux Devtek ne cache pas sa satisfaction:
« Héroux-Devtek continue d’être positionnée stratégiquement pour profiter des programmes de défense en cours [...] Le segment de marché des avions de chasse et des avions d’attaque enregistre une croissance robuste attribuable au vieillissement des flottes, à l’exacerbation des tensions mondiales, à l’utilisation massive des avions et aux retards dans l’accélération de programmes comme celui visant le F-35. »
Le F-35 est récemment devenu l’avion de chasse le plus mentionné dans les médias, grâce au rôle qu’il joue dans le bombardement systématique de Gaza. Declassified UK, un des médias d'enquête journalistique les plus renommés du Royaume-Uni, a directement lié l’utilisation du F-35 au massacre du campement de al-Mawasi par Israël, causant 300 blessures et la mort de 90 civils.
Cette année, l'entreprise a rapporté un bénéfice net de 10 millions comparativement au 4.6 millions de l'an dernier. En un an, les ventes ont augmenté de 23,4% dans le secteur militaire et de 20,7% dans l'aviation civile. En février 2025, la compagnie a été achetée par Platinum Equity, une société de capital-investissement américaine pour 1,35 milliard de dollars.
« On a eu une année record l'année passée, puis c'est pour ça que les Américains nous ont achetés, parce qu'on sort du bacon, tu comprends? Mais là, avec tout ce qu'on a donné, ça a baissé notre pouvoir d'achat de 18 à 20%, » ajoute Pinard.
Un autre travailleur, qui préfère garder l’anonymat, a confié à l’Étoile du Nord que la situation ne s’explique pas seulement par la dégradation des conditions de travail. Selon lui, les profits de l’entreprise ont aussi été gonflés par des subventions gouvernementales versées pendant la pandémie et par les investissements de la Caisse de dépôt et placement du Québec (CDPQ). Ce seraient aussi ces gains qui auraient permis à l’entreprise d’être vendue à des intérêts américains. Du côté de Héroux-Devtek, on juge toutefois que la demande de rattrapage salarial des travailleurs est « irréaliste ».

C’est sans compter que, le jour de l'annonce du lock-out, la direction a affirmé aux grands médias que le salaire moyen d'un machiniste chez Héroux-Devtek était de 86 000$ par année. Pourtant, les travailleurs et les représentants syndicaux ont confirmé que le salaire d'un machiniste variait de 48 000$ à 69 000$ par année, bien en deçà des salaires dans le secteur aéronautique.
Selon Pinard, « les 86 000$ mentionnés dans le journal, ce n'est pas vrai parce que le monde fait de l'overtime. Il manque à peu près une trentaine de personnes sur le plancher… Tu comprends? Rentrer les samedis, puis tout ça. »
Au moment d’écrire cet article, ni La Presse ni Radio-Canada n’avaient corrigé cette désinformation.
Un équilibre difficile à atteindre
Depuis le début du génocide à Gaza, la CSN revendique un cessez-le-feu immédiat, l’arrêt des exportations militaires canadiennes, directes et indirectes, vers Israël et la levée du blocus de la bande de Gaza par Israël. Vraisemblablement, les trains d'atterrissage pour les avions de chasse F-35 de Lockheed Martin font partie des exportations dont la CSN souhaite l’arrêt.
Questionné par l’Étoile du Nord sur cette contradiction, le président du Conseil central du Montréal métropolitain de la CSN, Bertrand Guibord, répond:
« Comme organisation syndicale, nous travaillons pour améliorer les conditions de travail des salarié-es, peu importe le secteur d’activités. Actuellement, les 100 salarié-es de Héroux-Devtek subissent un lock-out inacceptable et toutes nos énergies vont trouver la meilleure entente possible pour améliorer leur quotidien au travail. Nous continuons de militer pour une société qui accorde de meilleures conditions de travail aux salarié-es, tout en misant sur des valeurs de paix et de justice sociale. »

De leur côté, l’organisation militante Travailleuses et travailleurs pour la Palestine (TTP) pense que cette contradiction n’est pas sans issue. Elle supporte le combat des ouvriers de Héroux-Devtek et l’importance de leur travail dans le secteur civil, tout en encourageant à résister à la production militaire.
TTP mène en ce moment une campagne intitulée Pas de cargaison meurtrière. En entrevue avec l’Étoile du Nord, son représentant, Bishara, mentionne qu’il souhaite rallier les fédérations syndicales à cette initiative. Il propose de se battre pour que les conventions collectives incluent une clause permettant aux travailleurs de refuser de manipuler toute « cargaison meurtrière » liée au soutien de l’occupation israélienne en Palestine.
Bishara précise: « Avant tout, nous devons soutenir les travailleurs dans leur lutte pour de meilleurs salaires et de meilleures conditions. C’est par cette solidarité que nous pourrons commencer à établir la confiance et à combler le fossé entre l’exploitation imposée par les employeurs et la logique impérialiste de profit et de génocide à l’étranger. Si les travailleurs ne sont pas soutenus dans leur lutte pour une rémunération et des conditions équitables, ils ne seront pas en position de revendiquer une clause aussi importante que celle de la cargaison meurtrière. »Le blocage des « cargaisons meurtrières » n’est pas étranger au Canada. En 1979, les débardeurs du port de Saint-John au Nouveau-Brunswick ont empêché l’exportation d’eau lourde vers l’Argentine en pleine dictature militaire.