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Aller faire immatriculer sa voiture, payer son permis, vendre son véhicule... Pour la majorité des Québécois, la SAAQ est une salle d'attente bureaucratique où l'on s'assoit pendant des heures. Elle a pourtant un rôle très important dans la province: dédommager les victimes d'accident de la route.
Pour une grande partie de ceux-ci, la société d'assurance étatique fonctionne comme elle devrait. Toutefois, depuis la réforme de son modèle d'assurance au début des années 2000, la Société d'Assurance Automobile du Québec (SAAQ) est devenu le cauchemar d'un trop grand nombre de personnes.
Elle fait des filatures abusives, elle lève le nez sur des blessures, elle laisse tomber les accidentés après 67 ans, elle ne reconnait pas le métier des accidentés... Comment a-t-on pu en arriver là?
Le gouvernement détourne le regard
L'Étoile du Nord n'est pas le seul média à démasquer les controverses à la SAAQ. En mars 2019, l'émission Enquête de Radio-Canada révélait que seuls 15% des accidentés gagnent face à la SAAQ au Tribunal Administratif du Québec, un taux inquiétant comparé à d'autres services comme la CNESST.
En 2022, la journaliste Esther Normand de La Facture a aussi souligné le conflit interminable entre accidentés et la SAAQ, racontant l’histoire absurde d’une employée jugée inapte par ses médecins et son employeur—le service des permis à la SAAQ—mais que la division des assurances à la SAAQ souhaitait renvoyer au travail.
Le groupe Facebook privé Accidentés de la route en Litige avec la SAAQ déborde de témoignages similaires.
Les membres du groupe ont occupé le devant des bureaux de la SAAQ pendant deux semaines en septembre dernier. Malgré des années d’efforts du groupe et de sa présidente, Christiane Vallière, seul Étienne Grandmont, député d'un petit parti d'opposition, a accepté d'écouter leurs revendications. Le gouvernement, lui, fait toujours la sourde oreille.
Un problème clair, une solution nécessaire
Avant tout, un peu de contexte est nécessaire pour comprendre d'où viennent ces problèmes.
En 2004, la SAAQ est mal-en-point. Ses revenus annuels sont de 743 millions, mais ses dépenses sont de 1,191 milliards. Le déficit est extrême, alors que les cotisations d'assurances n'ont que peu augmenté depuis 20 ans.
En 10 ans, de 1994 à 2004, les coûts pour compenser les accidentés ont augmenté de 75%, et le nombre de blessés reste relativement stable. Le problème est flagrant, et les gestionnaires calculent que, s'ils ne font rien, il n'y aura plus un sou dans le fond géré par la SAAQ en 2018.
Pour redresser la situation, la société d’État embauche Nathalie Tremblay, comptable, comme Vice-présidente aux services aux accidentés. Elle lance la réforme du « virage assuré », visant une refonte complète de la gestion des réclamations.
Son équipe identifie deux pôles d'action. Le premier: réduire les accidents par des campagnes de prévention, ce qui s'est révélé assez efficace dans le temps.
Mais le deuxième est plus inquiétant: commencer à évaluer les dossiers sur la base du « risque » qu'ils représentent, afin de limiter les paiements « inutiles »—une vision importée directement du secteur à but lucratif.
« Virage » vers les techniques de l'assurance privée
Pour les assurances privées, le but principal de l'opération n'est pas de fournir un service à la population. L'objectif est plutôt de maximiser les profits pour leurs actionnaires et donc, de limiter les paiements d'indemnités d'assurance. Cela les a poussés, à travers le temps, à développer des méthodes d'évaluation complexes pour éviter tout risque de fraude, souvent à l'abus.
Par exemple, Promutuel Assurance indique qu'une mauvaise cote de crédit peut augmenter le coût des assurances, pénalisant ainsi les travailleurs en difficulté financière. De même, un salarié ne pouvant se loger qu'à Montréal-Nord ou Rivière-des-Prairies à cause de son faible revenu, par exemple, verra ses primes augmenter à cause du taux de criminalité plus élevé dans ces quartiers. Ils sont « plus à risque ».
Bien qu'aucune information de la SAAQ ne confirme l'utilisation de ces critères, ils illustrent bien les pratiques du secteur privé.
Alors, comment la SAAQ dit-elle évaluer les risques? Elle se sert du risque de prolongation les paiements d'indemnités. Le virage assuré vise donc à rediriger les ressources vers les dossiers auxquels la société d'État fait emprunter le chemin de la « ligne rouge ».
Ces dossiers sont ceux qui auraient le plus de risque de durer sur le long terme—la « chronicité ». Elle identifie les facteurs de risque suivants: le nombre de blessures, le diagnostic psychologique, les blessures incompatibles avec l'emploi du blessé, les antécédents médicaux, la perception de la douleur, les recherches d'explication de la douleur, et l'insatisfaction/précarité de l'emploi.
Tous ces facteurs sont ainsi utilisés pour prédire si une personne pourrait vouloir prolonger ses paiements d'indemnités. Ainsi, la SAAQ sembler penser, par exemple, qu'un diagnostic psychologique peut bloquer un retour au travail, tout comme le fait d'avoir un emploi qui paie mal ou qui est insatisfaisant pour le travailleur blessé.
Tout ça fait perdre de l'argent à la société d'assurance étatique. Elle a donc mis en place des équipes qui enquêtent, évaluent et suivent ces dossiers en particulier. Dans certains cas, ces équipes sont efficaces afin de permettre un retour sur le marché du travail. Cependant, c'est cette obsession avec la limitation de la chronicité qui semble pousser à des abus.
L'Étoile du Nord a recueilli des témoignages, comme celui de Kevin ou de Lise, qui montrent que le résultat a bien souvent été de pousser à un retour au travail précipité, voire forcé. De plus, la SAAQ a adopté de plus en plus fréquemment des techniques extrêmement invasives comme la filature par des enquêteurs privés.
La SAAQ engage également ses propres médecins évaluateurs, qui, selon les témoignages recueillis par l'Étoile du Nord, tendent à fournir des évaluations qui diminuent les facteurs qui garderaient les assurés hors du marché du travail. La SAAQ se base principalement sur leur évaluation, et non pas sur le médecin traitant du patient.
Une institution « publique » bien intégrée dans le marché capitaliste
Tout cela a bien permis à la société d'État de réduire son déficit, mais le prix à payer a été grand.
La réforme du « virage assuré » aurait aussi permis, selon la SAAQ de réduire la taille de sa bureaucratie interne. Mais l'aurait-elle plutôt partiellement déplacée, en augmentant la durée et l'intensité des contestations de ses décisions?
Impossible de le savoir avec certitude. Mais sa contribution au Tribunal Administratif du Québec (TAQ), qui gère ses dossiers en litige, est passée d'un peu plus de 7 millions $ en 2004 à plus de 20 millions $ en 2022, une augmentation impressionnante de 128% en 18 ans. L'inflation sur cette période était de 53%.
Il faut aussi savoir qu'en 2019, il fallait attendre en moyenne huit mois et demi pour recevoir une réponse de la société d'État suite à la contestation d'une décision, et plus de deux ans pour passer à la cour. Si la SAAQ a décidé abusivement de ne plus vous verser d'indemnités, deux ans sans revenus, c'est long.
Au final, la réforme du « virage assuré » de Natalie Tremblay en 2004 était dans l'air du temps. Depuis les années 1980, les gouvernements travaillent dans l'ombre à démonter, brique par brique, les acquis des luttes des travailleurs des décennies précédentes.
Pour faire cela, ils s'assurent d'une bonne intégration des institutions « sociales » dans le marché capitaliste. Cela permet de limiter les dépenses de l'État, de limiter la contribution financières des entreprises, et de favoriser l'investissement de fonds public dans les entreprises privées.
C'est le principe de la « Nouvelle gestion publique », portée en premier par Thatcher, Mulroney et leurs collaborateurs au sein des grandes multinationales et de l'OCDE. Aujourd'hui, elle reste généralement véhiculée par des firmes-conseil comme McKinsey & co et par les organisations de la classe dominante internationale comme le FMI (Fond Monétaire International) et le Forum Économique Mondial.
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