L'Étoile du Nord

Manifestation à Québec

Quand la surveillance devient une arme contre les accidentés de la route

Temps de lecture:6 Minute

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La Société de l'assurance automobile du Québec (SAAQ) a de plus en plus recours à des méthodes intrusives, voire agressives, pour surveiller les victimes d'accidents de la route. C'est le cas de Lise, une Québécoise ayant été happée par une voiture comme piéton. Depuis l’événement, elle a fait face à un obstacle à son rétablissement: des filatures de la SAAQ.

Lise fait partie d'une dizaine de manifestants membres de l'Association des Accidentés de la Route Victimes de la SAAQ (AARVS) qui manifestent jours et nuits depuis mardi le 3 septembre devant le siège social de la société d'État. L'Étoile du Nord est allée à leur rencontre.

Une histoire rocambolesque

Suite à son accident, la SAAQ a classé la capacité à se déplacer (la « locomotion ») de Lise comme étant de « gravité 3 » dans son échelle interne, ce qui lui donnait droit à une petite indemnité. Après six ans et un rétablissement plus long que prévu, Lise est retournée vivre en Alberta, où sa fille habite encore.

Elle a continué de recevoir des traitements sous le régime de la SAAQ, mais après avoir consulté plusieurs médecins, elle dit avoir contesté sa classification auprès du Tribunal administratif du Québec. Finalement, elle aurait obtenu la « gravité 4 », ce qui lui permettait l'accès à de meilleures indemnités.

C’est peu de temps après qu’elle dit commencer à sentir qu’on la surveille. Ce sentiment de filature coïncidait avec des menaces subtiles de la SAAQ, qui brandissait parfois la possibilité de couper ses indemnités.

C'est ainsi que des agents, engagés par la SAAQ, se seraient mis à suivre ses déplacements et à guetter la moindre erreur qui pourrait permettre de démontrer qu’elle exagérait son état. Elle se serait fait filmer à l'épicerie, dans la rue, et même jusque devant chez elle.

Lise n'est pas seule à subir cette pression. La société d'État a augmenté ses filatures de façon marquée ces dernières années. Radio-Canada rapportait qu'en 2021, les filatures avaient coûté un total de 216 700$ aux contribuables. Il est impossible de savoir combien d'argent la SAAQ a dépensé en 2024. Toutefois, on sait que le montant dépensé a augmenté de 40% entre 2019 et 2021.

Ces investigations sont généralement confiées à des firmes privées et sont, selon les directives internes de la SAAQ, censées être utilisées en dernier recours. Pourtant, dans le cas de Lise, il semblerait que ce soit plutôt l'intensité du litige et la volonté d'économiser qui aient motivé le déploiement de cette méthode.

De plus, les conséquences de la filature, au-delà de ces coûts élevés, peuvent être dévastatrices. Pour Lise, cette surveillance constante a empiré son état psychologique. « Ils m'ont tellement détruite que je suis encore plus maganée. Maintenant, je pense que je ne suis plus une gravité 4. Je suis pire. »

Le stress généré par ces filatures l'a plongé dans un cercle vicieux de peur et d'anxiété, explique-t-elle. Elle aurait même développé un stress post-traumatique, non pas à cause de l'accident, mais à cause des enquêtes de la SAAQ. Elle voit un psychologue pour ce trouble.

« C'est du harcèlement », s'exclame-t-elle, en racontant un épisode où un agent de la SAAQ l’avait suivie à l'aéroport, essayant de prouver qu’elle simulait son état.

« Une fois, je suis allée voir une amie en Europe, » dit-elle. À son retour, elle marchait dans l’aéroport avec un sac à dos d’environ 10 kilos. « Une fille avec une calotte noire me suivait et se cachait derrière un camion. Je me suis dit: 'Bon, ils sont là.' »

Pour se protéger, elle a demandé de l’aide pour porter son sac jusqu’à sa voiture. La femme à la casquette noire serait alors apparue, lançant: « madame, j’arrive! » Celle-ci aurait soulevé le sac et prétendu qu'il était très lourd. Lise, surprise, lui aurait répondu: « C'est pas pesant du tout, pis je sais que vous êtes de la SAAQ. »

Suite à ces filatures, Lise affirme que la SAAQ a réussi à ramener sa blessure au niveau de gravité 3, lui reprenant plus de 18 000$ d'un montant de 20 000$ qui lui avait été versé. Elle a ensuite dû payer encore une fois des milliers de dollars en contre-expertise médicale pour ravoir ce qui lui était dû.

Comment la société d'État avait-elle réussi à « prouver » tout ça? Les agents engagés par la société d'assurance d'État avaient réussi à la filmer dans ses « bonnes journées », affirme Lise. « Oui, j'ai des bonnes journées, mais justement, c'est pas tous les jours. Puis, quand ça arrive, ben, tu te laves, tu fais ta vaisselle, l'épicerie, parce qu'ils te donnent pas d'aide. Tu sais, j'en ai passé des semaines sans me laver. »

Des filatures pour économiser

Ces filatures sont justifiées par la SAAQ sous prétexte qu'elles sont nécessaires pour clarifier des contradictions dans les informations médicales. Cependant, la frontière entre une enquête et une atteinte à la vie privée semble floue. Comment justifier qu'un organe de l'État puisse pister en secret les citoyens pour les prendre la main dans le sac?

La Cour d'appel du Québec confirme le droit de la SAAQ de mener des filatures si c'est « nécessaire », mais elle mentionne aussi que celles-ci doivent être justifiées par des « motifs raisonnables ». Sans cela, elle pourrait les considérer comme une atteinte illégale à la vie privée.

Tout ça a été défini suite à trois décisions dans les années 1990 et 2000, portant entre autres sur la surveillance abusive par des employeurs envers des travailleurs blessés. Les méthodes de filature et d'enquête font partie intégrante du modèle d'affaires de l'assurance privée, visant à protéger farouchement chaque sou afin de maximiser les rendements pour les investisseurs. Il ne faut pas chercher très loin pour trouver des offres d'emploi comme "investigateur" pour la Croix Bleue ou Intact Assurances, par exemple. Il existe également de nombreuses firmes offrant des services d'enquête et de filature.

L'apparition de la méthode de la filature dans le secteur public coïncide avec les réformes de Nathalie Tremblay, maintenant PDG de la SAAQ, au courant des années 2000. Suite aux déficits générés par l'assureur public, elle avait comme but à peine voilé d'importer le fonctionnement et les principes développés au sein des assurances à profit pour les intégrer dans l'institution gouvernementale.

Un combat à mener pour tous les accidentés

Pendant que la SAAQ considérait Lise comme une « abuseuse » de son système, l'Alberta a accepté son dossier comme invalide sévère. Lise reçoit donc des prestations d'invalidité où elle habite, en Alberta, en plus d'une petite compensation de la SAAQ. Après un nouveau passage devant le Tribunal administratif du Québec, la société d'État a dû reconnaitre la « gravité 4 » qu'elle demandait et lui redonner des services.

Elle se considère dans une bonne situation comparée aux autres manifestants de l'AARVS. Elle se dit prête à aider les autres accidentés, et c'est pourquoi elle est présente au rassemblement devant le siège social de la SAAQ.

En date du 17 septembre, trois membres de l'AARVS ont entamé une grève de la faim afin d'obtenir une réunion avec un représentant officiel de la SAAQ. Malgré les avertissements des fonctionnaires et des gardes de sécurité, ils continuent de se tenir devant le siège de l'institution à Québec, 24 heures sur 24, sans interruption.

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