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L’ombre de McKinsey plane sur le « suicide » d’un lanceur d’alerte chez Boeing

Temps de lecture:4 Minute

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La mort tragique le mois dernier de John Barnett, un ex-employé de Boeing qui avait dénoncé l'entreprise pour ses pratiques de sécurité douteuse, reste enveloppée d'un voile de mystère. Même si la police et le géant de l'aviation qualifie son décès de « suicide », des amis et des membres de la famille remettent l'histoire en doute, pendant que les avions de Boeing croulent sous les défectuosités.

Dans les dernières, années, Boeing a été confronté à une série d'incidents troublants, notamment les écrasements tragiques des Boeing 737 Max en 2018 et 2019 causant la mort de 346 personnes, qui ont forcé les autorités à empêcher tout vol de ce modèle d'avion. Les enquêtes ont révélé que le système d'assistance de pilotage était défectueux et que son fonctionnement particulier n'avait pas été communiqué aux pilotes.

Suite à des ajustements majeurs de la part de Boeing, l'interdiction de vol avait été levée en novembre 2020. Toutefois, malgré les promesses de réforme et les changements de direction chez Boeing, les problèmes de sécurité semblent persister. En mars 2024, une roue s'est détachée d'un avion juste après le décollage, et en janvier, une porte a sauté en plein vol d'un appareil d'Alaska Airlines.

​Barnett, travailleur chez Boeing durant 32 ans, avait dénoncé en 2017 des problèmes de sécurité persistants à l'usine de Charleston, en Caroline du Sud, où le modèle 787 Dreamliner est assemblé. C'est le 9 mars dernier, dans le stationnement de son hôtel à Charleston, qu'il a été retrouvé mort. C'était le matin de la dernière journée de son témoignage dans sa poursuite contre Boeing, pour harcèlement et non-respect des lois sur les lanceurs d'alertes. 

Une amie de la famille, simplement identifiée comme Jennifer, a confié lors d'une interview à ABC4 en mars qu'elle avait interrogé Barnett sur ses craintes pour sa sécurité. Ce dernier aurait répondu: « non, je n'ai pas peur, mais s'il m'arrive quelque chose, ce n'est pas un suicide. »

Soutenant cette perspective, les avocats de Barnett, Robert Turkewitz et Brian Knowles, ont affirmé aux principaux médias américains que leur client « était de bonne humeur et avait vraiment hâte de mettre cette phase de sa vie derrière lui et de passer à autre chose. Rien ne laissait présager qu'il mettrait fin à ses jours. Personne ne pouvait le croire. » 

Les dénonciations de John Barnett chez Boeing avaient révélés un nombre inquiétant de compromis en matière de sécurité. La première plainte de Barnett, déposée en 2016, dénonçait l'installation imprudente d'un tube hydraulique endommagé dans un avion. Il s'est toutefois heurté à la résistance de la direction, qui lui avait demandé de remplir à la hâte les documents relatifs à ces anomalies sans mener d'enquêtes approfondies. ​

Il avait également révélé des défaillances majeures dans le système d'oxygène de 25% des appareils 787, qui risquaient de ne pas se déclencher en cas d'urgence, et la présence de copeaux métalliques dangereux près des commandes de vol, menaçant d'endommager le filage. 

Les ennuis chez Boeing ont cependant commencé bien avant les tragédies aériennes de 2018 et 2019. Depuis la fin des années 1990, la haute direction a mis en œuvre des politiques visant à accroître la rentabilité de l'entreprise, qui enregistrait des profits inférieurs à ceux de ses concurrents en raison de son emphase sur l'ingénierie de ses avions.

Jim McNerney, figure centrale de cette histoire, accède à la direction de Boeing en 2005. Il avait auparavant fait ses armes au sein de grands conglomérats financiarisés et au sein du tristement célèbre cabinet McKinsey and Co.

C'est sans surprise que, sous sa direction, Boeing a accentué sa dépendance aux sous-traitants pour la fabrication des avions au dépend de sa propre expertise, se concentrant sur l'assemblage final des pièces. Des opérations telles que la construction des fuselages ont été vendues, créant des fournisseurs comme Spirit AeroSystems en 2005.

Dans la foulée de l'arrivée de McNerney, Boeing s'est associé en 2006 à McKinsey & Co. dans le but, entre autres, de diversifier ses fournisseurs de titane. La recommandation des conseillers de la firme? S'approvisionner en Inde via un partenariat étranger financé par un oligarque ukrainien influent. Ce dernier était connu pour ses pratiques douteuses et aurait ouvertement exprimé son intention d'utiliser des pots-de-vin pour influencer les autorités indiennes. Plutôt que de refuser cette proposition, Boeing l'aurait réellement considéré.

Suite à cela, la multinationale aurait continué son partenariat avec la firme de consultants. Plusieurs employés ont témoigné sur les réseaux sociaux comme Reddit ou sur le site de recherche d'emplois Glassdoor voir régulièrement leurs conseillers dans les bureaux de Boeing. Dans un récent billet sur son blog, Mark Graban, consultant et auteur américain, a rapporté avoir échangé avec un employé du géant de l'aviation attestant que McKinsey avait orchestré en février 2024 une « journée de la qualité » dans l'usine où il travaille. Il est toutefois impossible de confirmer la liste de client de la firme.

Finalement, la boucle commence à prendre forme en 2009, à l'aide de mesures loin d'être étrangères aux méthodes de McKinsey. Suite à une grève de 58 jours dans ses usines de l'État de Washington, Boeing a décidé d'ouvrir une usine non syndiquée en Caroline du Sud pour assembler le 787 Dreamliner. La compagnie se donnait ainsi les moyens de payer des salaires inférieurs, d'augmenter le rythme de travail, de baisser les conditions, et d'éviter les risques de grève, mais surtout, ouvrait la voie à la production de ses avions mortels.

Ce n'est probablement pas par hasard que c'est là que John Barnett a pu observer les négligences de l'entreprise ce qui, si on en croit son entourage, a contribué à sa mort une dizaine d'années plus tard.

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